Alpinistes de Staline by Cédric Gras

Alpinistes de Staline by Cédric Gras

Auteur:Cédric Gras
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Stock
Publié: 2020-09-15T00:00:00+00:00


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1- La Russie contemporaine veut se souvenir aujourd’hui de Nikolaï Gorbounov comme d’un fondateur de la réputée science soviétique, tout en occultant sa responsabilité politique. Du dilemme de la mémoire dans ce pays.

Le front du Caucase

Les frères Abalakov ont une bonne étoile. Ils sont rescapés d’une véritable hécatombe. Que reste-t-il de leurs compagnons d’expédition ? Gorbounov a été fusillé, Guettier a été fusillé, Kharlampiev a été fusillé, Krylenko a été fusillé, Dadiomov est au goulag et Romm, le chroniqueur de l’ascension du pic Staline, sera bientôt déporté dans un camp de travail au Kazakhstan. C’est sans parler de tous les autres. Je n’ai aucun chiffre à ce sujet, mais il semble raisonnable de considérer qu’une bonne moitié de l’élite alpinistique a été purgée. Alors si Vitali n’est plus qu’un invalide, meurtri par sa détention, il est surtout miraculé. Il était extrêmement rare de ressortir des geôles du NKVD.

Du reste, cela attire la suspicion sur lui. Comment a-t-il tenu deux années puisque la plupart des prisonniers ont été liquidés ou déportés dans les mois suivant leur arrestation ? Vitali fait partie de ces rares « retours », un parmi des milliers, un de ceux que Soljenitsyne qualifie de « kopecks rendus sur un rouble ». Bien peu ceux qui repassaient les portes des prisons, et quand cela avait lieu, c’était pour être renvoyés à l’étranger. En cette année 1940, les alpinistes autrichiens de l’Internationale sont livrés à l’Allemagne nazie avec un millier d’autres communistes. La militante Margarete Buber-Neumann qui faisait partie de ce convoi se souvient : « Les anciens membres du Schutzbund, ils pouvaient être trois ou quatre, chantèrent : “Ohé ! Camarades des montagnes… rien ne peut nous abattre.” […] Ils s’échauffaient aux récits d’excursions à ski. » De quoi se donner du courage avant l’accueil de la Gestapo. Au Pamir, les pics Komintern et Schutzbund furent débaptisés.

On ne sait rien des retrouvailles de Vitali avec Valentina. Elle prend sans doute soin de ce mari qui réapparaît tel un fantôme dans son foyer à Perlovka, là où les agents du NKVD sont venus le cueillir deux ans auparavant. Il ne peut y avoir que des larmes et des hochements de tête entre deux êtres qui renouent aussi brutalement qu’ils ont été séparés. Vitali n’a laissé aucun texte, aucun carnet intime, rien que je sache, rien qui relate ces instants où se mettent à frémir tous les muscles du visage, où l’esprit n’a plus d’emprise sur les lèvres blêmes. Valentina est-elle marquée par les stigmates de l’angoisse ? Oleg a désormais six printemps. Que lui a-t-on dit au sujet de l’absence de son père ? Qu’il était en expédition au lointain pays des glaces ?

Quand Vitali Abalakov se met à écrire, c’est pour rédiger des manuels de référence. Les Bases de l’alpinisme, par exemple, un ouvrage pédagogique dans lequel il fait le point sur les techniques de l’époque. Incapable de pratique, il se mue en théoricien de la montagne et discoure sur la méthode. Les avis médicaux unanimes lui intiment de renoncer aux cimes ; lui seul espère secrètement.



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